Au sein d’une entreprise, les risques psychosociaux font partie des risques professionnels et touchent tous les secteurs d’activité. Ils s’illustrent généralement par du stress, des violences internes (harcèlement, conflits) et des violences externes (insultes, menaces, agressions). L’exposition prolongée à ces risques génère des symptômes caractéristiques chez les collaborateurs : troubles du sommeil, irritabilité, fatigue, maladies cardiovasculaires, dépression et anxiété, épuisement professionnel, burnout, pouvant engendrer des conséquences tragiques telles que le suicide. Ces conséquences ont un véritable impact sur l’entreprise (absentéisme, dégradation de l’ambiance de travail). Celle-ci a pour obligation de les évaluer et de mettre en place des mesures de prévention adaptées afin d’assurer la santé et sécurité de ses salariés tel que stipulé dans le code du travail luxembourgeois.
Depuis plus d’un an, la crise sanitaire a conduit les organisations à mettre en place ou à généraliser le travail à distance, dans une logique de prévention du risque professionnel lié à l’exposition au risque biologique (Covid-19). Si ces nouvelles habitudes de travail ont généré certaines facilités (fin des déplacements, gain en gestion du temps, productivité), elles sont devenues un facteur de risque supplémentaire corrélé aux risques psychosociaux, liés notamment à l’hyperconnexion et à l’absence de lien social. En quoi les risques psychosociaux du télétravail diffèrent-ils de ceux du travail ? Nous avons fait le point sur cette question avec Aurélie Lereboulet, cheffe du service psychiatrie et Catia Lindo da Silva, psychologue de travail au sein du Centre Hospitalier Emile Mayrisch à Luxembourg.
Les risques psychosociaux liés au télétravail
Au départ, le télétravail était plutôt perçu pour ses avantages : diminution du stress et de la fatigue en raison de l’absence de conditions et temps de transport, meilleur équilibre entre vie professionnelle et vie privée du fait d’un temps de présence au domicile augmenté. Mais dans la réalité et avec le recul nécessaire, beaucoup de problématiques ont été observées :
- La frénésie des réunions en visioconférence, de plus en plus fréquentes et de plus en plus nombreuses.
- L’augmentation des heures et de l’amplitude de travail, en l’absence de la mise en place d’un encadrement spécifique.
- Un sentiment général d’isolement par rapport au collectif, lié à l’absence de vie de bureau.
- L’angoisse du changement des habitudes de travail, qui s’est fait de façon assez brutale, ainsi que celle de ne plus être performant.
- L’angoisse de se retrouver tout le temps en famille, dans un effet de vase clos.
- La solitude et l’ennui, qui peuvent engendrer des conduites addictives.
- Une demande d’autonomie accrue, en termes de planification du travail et d’usage des outils informatiques.
- Une possible baisse de motivation, liée notamment à l’absence de coupure espace et temps entre le travail et la vie privée.
Au sein de la cellule de crise qui accueille les urgences psychiatriques au CHEM, ce sont les angoisses et les addictions qui sont devenus des motifs récurrents de consultations.
Selon Catia Lindo Da Silva, psychologue du travail au CHEM, l’apparition de ces nouveaux risques psychosociaux sont liés à l’intensité du phénomène. Lorsqu’il est une option du salarié, à raison quelques jours par semaine, le télétravail est véritablement vécu comme un « confort », un aménagement dédié à améliorer le bien-être du collaborateur. Mais lorsqu’il devient imposé et que l’on ne fait plus que du télétravail, c’est là que les risques psychosociaux deviennent majorés. À plus forte raison quand le collaborateur n’est pas préparé par les entreprises et par les managers. La situation de travail en distanciel a pu exacerber d’éventuels problèmes relationnels et hiérarchiques qui existaient déjà avant. La démotivation des collaborateurs est une menace réelle en cas de télétravail imposé et prolongé et est le résultat conjugué de l’absence de contacts sociaux et d’une transformation des pratiques professionnelles acquises jusqu’ici.
Une augmentation significative
Le phénomène pourrait certainement s’amplifier dans les mois à venir : les gens ont des difficultés à aller consulter en psychiatrie pour ces pathologies liées au télétravail et sont encore nombreux à rester chez eux avec leur mal-être. Aurélie Lereboulet, chef du service psychiatrie au CHEM, évoque des infirmiers qui, confrontés aux urgences psychiatriques, font le constat effectif d’un afflux de nouveaux patients qui viennent pour ces motifs en lien avec le télétravail, notamment les angoisses et le sentiment d’isolement.
D’après une enquête récente de la Chambre des salariés du Luxembourg, force est de constater que le risque de dépression a significativement augmenté et qu’il est passé de 8% en 2019 à 11 % en 2020, cette augmentation n’étant pas uniquement liée au télétravail. Si l’on fait référence à un autre sondage qui avait été réalisé au mois de mai 2020 en France et qui concernait les actifs français, on en comptait 41% de nouvellement concernés par le télétravail ce qui signifie que 4 actifs sur 10 étaient nouveaux à connaître ce mode de travail. 42,5% d’entre eux se disaient en détresse psychologique et 17% en détresse psychologique majorée. Malgré cela le constat était pondéré par le fait que les gens étaient quand même satisfaits d’avoir plus d’autonomie.
Quels sont les profils à risque ?
Il existe plusieurs profils de personnes qui sont « à risque » dont les familles monoparentales, surtout lorsque les écoles et les crèches sont fermées cela rend le quotidien très compliqué à gérer. Ce qu’il faut aussi noter bien qu’on y pense rarement, c’est que cette situation a également un impact sur les enfants. Ces derniers ont souvent imaginé que leurs parents alors plus présents à la maison allaient leur consacrer plus de temps et jouer avec eux. Dans la réalité les parents n’ont pas forcement ce temps à leur consacrer.
A l’extrême inverse, pour les familles nombreuses c’est aussi compliqué, notamment en termes de bruit et de gestion globale. Les personnes qui sont en appartement ou dans des petits logements connaissent eux aussi des difficultés à se mettre dans des conditions optimales. Les personnes qui souffraient déjà d’addictions ont vu leur état majoré. Les personnes qui avaient des vies sociales très « pauvres », n’ayant par exemple que leurs collègues comme « amis » se sont retrouvés seuls face à leur ordinateur. Au contraire, les gens qui avaient une vie sociale extrêmement riche et qui étaient habitués à sortir déjeuner avec leurs collègues ou à prendre l’apéritif après le travail souffrent également de ce changement trop radical et en rupture totale avec leurs habitudes sociales.
Les entreprises et les télétravailleurs doivent être unis dans la prévention
Pour limiter les risques psychosociaux, les préconisations du service de psychiatrie sont d’inciter les entreprises à faire des évaluations fréquentes, à faire régulièrement une sorte d’arrêt sur image pour que les salariés puissent s’exprimer sur leur ressenti. Il est également question de préparer les salariés au télétravail avec des actions de formation, mais aussi d’éviter le temps complet en télétravail en essayant de maintenir des rencontres physiques avec le respect des gestes barrières.
Le droit à la déconnexion est vraiment primordial pour les salariés. L’entreprise doit faire en sorte que les horaires de travail et donc de connexion soient respectés. Au-delà du temps de connexion imparti, une autorisation du supérieur hiérarchique devrait être systématiquement demandée. Le manager doit veiller à ce temps de connexion quotidien pour les membres de son équipe et s’en inquiéter s’il est dépassé.
L’entreprise doit aussi avoir la capacité d’apporter du matériel robuste et adapté parce que travailler avec du matériel qui est défaillant devient alors plus qu’une contrainte mais un vrai challenge.
Sur la question du temps d’écran, le service psychiatrique du CHEM préconise de faire des pauses régulières pour se déconnecter. Les patients qui consultent aux urgences reçoivent notamment beaucoup de conseils sur l’hygiène de vie qu’il faut avoir avec les écrans. Cette bonne hygiène de vie, c’est ce qui va permettre au télétravailleur d’avoir moins d’angoisse, d’être moins fatigué et moins stressé. Il est vivement conseillé aux patients de planifier leur travail soit sur la journée soit sur la semaine à des fins d’abaisser un peu leur charge mentale. Il est fortement recommandé, lorsque cela est possible, d’installer son écran dans une pièce séparée de la pièce de vie principale ou de la chambre à coucher. Il faut parvenir, autant que possible, à s’aménager un endroit où l’on va retrouver des conditions proches d’un environnement de travail avec un bureau et un éclairage adapté.
La prévention à l’hôpital
Avec l’afflux de patients lié à la pandémie de Covid-19, l’hôpital a été aux premières loges en matière de risques psychosociaux. Actuellement au CHEM il existe une cellule de crise psychiatrique ouverte 24h sur 24 avec des psychiatres et infirmiers en psychiatrie ainsi qu’une psychologue du travail qui sont prêtes à recevoir des professionnels de santé. Ces dernières travaillent activement à des solutions pour mieux soutenir les équipes et participent à l’élaboration d’un programme de prévention des risques psychosociaux ainsi qu’au développement de formations pour les mois à venir.
La prévention des troubles musculosquelettiques pour le personnel qui travaille à distance est une des préoccupations de la psychologue du travail qui travaille en collaboration avec une ergonome/conseillère en prévention des risques professionnels. En effet, travailler sur une chaise de cuisine n’est pas forcément le mobilier le plus adapté à du travail en distanciel et il faut également pouvoir prévenir ces risques liés au télétravail dans un environnement non adapté. À cet effet le personnel sera prochainement sensibilisé aux bonnes postures à adopter ainsi qu’à l’agencement de son espace de travail.
Pendant le confinement il a fallu fermer, à un moment donné, les polycliniques pour les patients psychiatriques. Le CHEM a obtenu très rapidement un système de vidéoconférence qui a permis au personnel de maintenir les entretiens avec les patients qui ne pouvaient plus être accueillis dans l’hôpital de jour. Ainsi, l’hôpital a fourni les moyens nécessaires pour que le personnel puisse continuer à s’occuper des patients de la psychiatrie.
En contexte de travail comme de télétravail, la gestion des risques psychosociaux doit d’abord passer par un travail de prévention qui implique en premier lieu l’entreprise. Les collaborateurs doivent en effet être sensibilisés aux risques du télétravail pour appliquer les règles ainsi que les mesures préventives mises en place par leur employeur. Le bon déroulement du télétravail est la responsabilité de chacun et l’entreprise doit scrupuleusement veiller à l’état de santé de chaque collaborateur. Un rapport de confiance établi au préalable garantit un environnement de travail sain.